GRÈCE ANTIQUE - Fonctions de l’image

GRÈCE ANTIQUE - Fonctions de l’image
GRÈCE ANTIQUE - Fonctions de l’image

On a pu décrire la civilisation grecque comme une civilisation de la parole politique, et bien des auteurs, en particulier Platon, insistent sur la primauté du logos , de la parole vivante, opposée à l’écrit, inerte, et à l’image, muette. Mais la Grèce est en même temps à nos yeux, et déjà aux yeux des Romains qui l’ont conquise, la terre des arts, le pays où fleurissent peinture et sculpture, par lesquelles les Grecs ont su traduire plastiquement la beauté du corps humain et lui donner une forme idéale.

Pourtant cette vision, qui nous paraît évidente, ne va pas de soi. Elle mérite qu’on s’y arrête pour examiner de plus près, autant qu’on puisse le faire dans l’état lacunaire et fragmentaire de notre information, ce qu’ont été en Grèce ancienne les images et leurs usages. Le pluriel en effet s’impose dès l’abord. Pas plus ici qu’ailleurs il n’existe une catégorie de l’image qui constituerait matériellement et psychologiquement un universel, une notion toute faite que la culture grecque aurait utilisée au gré de ses besoins. Bien au contraire, les fouilles archéologiques et les textes anciens nous font connaître une série d’objets divers, que le vocabulaire nomme de façons variées, et qui sont liés à des contextes religieux, sociaux ou politiques distincts. On voudrait donc ici esquisser un inventaire de ces formes et de ces usages, sans prétendre élaborer une théorie d’ensemble qui reste encore à faire.

Vocabulaire

Le grec, pour désigner une statue, n’a pas de terme spécifique. On relève plusieurs mots dont les emplois varient suivant les contextes et les époques; sans les passer tous en revue, on notera les plus fréquents. Eikon n’apparaît qu’à l’époque classique; le mot n’existe pas chez Homère; au Ve siècle avant J.-C., il désigne une image aussi bien graphique ou plastique que verbale et implique alors par sa parenté avec des mots comme eoikos (semblable) l’idée d’un rapport étroit avec son modèle. Souvent pour parler d’une statue divine on dira agalma : le mot s’applique en fait de manière très large à toute offrande, tout objet consacré au dieu, destiné à le glorifier, à l’honorer (agallein ). Andrias , où l’on retrouve aner , l’homme, souligne le caractère anthropomorphe de la statue. Xoanon se dit d’une œuvre qui a été raclée, polie; ce terme insiste sur le processus technique d’exécution de l’œuvre, mais ne précise rien du matériau ou de la forme de la statue; à l’époque romaine le mot sera utilisé, par Pausanias notamment, pour désigner les statues les plus archaïques, souvent en bois et d’aspect «étrange». Le mot hermès , du nom du dieu lui-même, s’applique à un pilier quadrangulaire, pourvu d’un sexe, et dont seule la tête est sculptée. Le kolossos doit être interprété avant tout comme un double, un substitut, quelle que soit sa forme, anthropomorphe ou non; ce n’est qu’à l’époque hellénistique qu’il a pu désigner plus particulièrement une statue «colossale». Eidôlon à l’époque classique ne se dit pas d’une statue; le mot évoque une image immatérielle, inconsistante – fantôme, rêve ou apparition – et ne sera appliqué à la statue «idole» que dans le contexte de la polémique contre les images divines. Quant au terme kouros , qui signifie en grec jeune homme, seul l’usage moderne des archéologues en a fait le terme technique qui désigne les statues archaïques figurant un personnage masculin, jeune, nu ; jamais ce mot dans les textes antiques ne s’applique à une sculpture.

Cette multiplicité de termes montre que les Grecs ont retenu dans leur vocabulaire la variété des caractères formels ou techniques de la statuaire; chaque terme privilégie un aspect différent, définissant une propriété ou un usage particulier de l’objet plastique.

Les dieux et les morts

À la diversité du vocabulaire correspond la variété des objets figuratifs en rapport avec le divin. Parmi les représentations divines, il faut distinguer la statue de culte des autres offrandes consacrées aux dieux. La statue cultuelle est le plus souvent abritée en un temple; le terme hedos , temple, siège ou demeure, s’applique parfois à la statue elle-même, les deux réalités étant confondues. Ce qui compte, plus que la représentation proprement dite, c’est la nécessité de situer en un lieu précis, rituellement déterminé, un point de contact entre les fidèles et le dieu. Let sacrifices et les prières ont lieu à l’autel, devant le temple. Dans la demeure du dieu, la statue cultuelle a pour fonction de rendre le divin présent aux yeux des hommes, de le donner à voir, sous des formes qui peuvent varier. Alors que la vue directe des dieux est insoutenable, comme l’attestent bien des récits mythiques, leur figuration sert de médiation et de support à la relation entre hommes et dieux. Elle constitue un signe qui manifeste la puissance divine. Elle n’est pas le dieu, mais elle est souvent divine, soit par son origine – objet envoyé par les dieux, pierre aux pouvoirs particuliers ou pièce de bois tombée du ciel –, soit par ses qualités plastiques – l’art de Phidias est parfois qualifié de divin.

À toutes les époques on rencontre des objets cultuels qui ne sont pas nécessairement des statues anthropomorphes. Leur fonction iconique peut être purement symbolique, exprimant sous des formes plastiques variées – poteau, pierre, masque – divers aspects du divin. Ainsi Dionysos prend-il l’apparence d’un masque qui ne cache rien mais au contraire révèle sa divinité aux yeux des mortels. Hermès, on l’a vu, se démultiplie fréquemment sous l’aspect de piliers quadrangulaires balisant l’espace dont il a la maîtrise. Non plus installé dans un temple mais disséminé aux carrefours, aux entrées et passages, réparti le long des routes. Les statues d’Hermès, le dieu qui passe, scandent géométriquement les parcours humains.

À la limite ces figures divines peuvent être quasi amorphes et anonymes, comme dans le cas, très énigmatique, des «divinités inconnues» trouvées au sanctuaire de Déméter et Coré à Agrigente. Ce sont des tubes de terre cuite, pourvus d’oreilles et d’une chevelure, mais sans visage; fichés en terre, ils sont utilisés pour verser des libations aux puissances souterraines; ainsi la représentation qui permet un certain rapport visuel avec les divinités sert aussi très concrètement de vecteur aux offrandes.

La statue cultuelle, en tant qu’objet symbolique, donne souvent lieu à un traitement rituel particulier: on l’habille, on la transporte en procession, on la baigne; parfois on l’enchaîne ou on la cache pour ne la montrer qu’en de rares occasions. La puissance du dieu, dont il faut s’assurer le contrôle, s’exprime ainsi à travers ces rituels qui font de la statue bien plus qu’une simple représentation.

Cependant, d’une manière générale, la statue divine, cultuelle ou votive, est anthropomorphe. Non pas que l’histoire de la statuaire ait évolué, comme on le pensait jadis, des objets les plus informes vers les représentations les plus «ressemblantes», mais parce que la forme humaine semble s’être imposée aux Grecs pour manifester la présence des dieux. Dans les poèmes homériques, c’est sous l’aspect humain que les dieux se montrent aux hommes, sans toujours se faire reconnaître. Leur vue serait, autrement, insoutenable. Mais ce corps des dieux, comme l’a montré J.-P. Vernant, est en quelque sorte un surcorps, d’une beauté inaltérable, qui ne connaît ni vieillesse ni fatigue, un corps éclatant de vigueur et de jeunesse. D’une certaine façon, le corps divin constitue le modèle de ce qui en l’homme n’existe que temporairement et de manière fugace, de ce qui s’entrevoit chez les plus beaux des humains.

La statuaire a multiplié cette image idéale des dieux, aussi bien pour les effigies cultuelles que pour les offrandes, et c’est celle qui nous est la plus familière, depuis Winckelmann. La série des kouroi archaïques peut s’interpréter dans ce cadre; ces statues qui représentent un jeune homme nu debout, avançant une jambe, se rencontrent dans les sanctuaires, en particulier ceux d’Apollon, comme offrande au dieu, aussi bien que sur la tombe de jeunes gens, comme monument consacré au défunt. Si le même objet peut occuper ces deux positions dans le système grec de représentations, c’est que dans les deux cas la statue a une fonction analogue. L’image offerte au dieu manifeste aux yeux des hommes la beauté du corps dans son éclat divin. Sur la tombe, la statue est une figure de l’absent, non pas un portrait mais un double dressé en souvenir du défunt, pour que les vivants puissent en célébrer la mémoire. L’image fixée dans la pierre est une image idéale, qui dans l’un et l’autre cas met les vivants en présence de l’invisible, que ce soit le dieu impossible à regarder en face ou le défunt à jamais coupé du monde qu’il a quitté.

La fonction de l’image funéraire n’est pas de représenter le mort dans sa physionomie particulière mais de permettre une forme de contact entre le défunt et la famille qui lui survit et vient porter des offrandes à la tombe. L’échange se perpétue par le rituel, en un lieu déterminé, marqué par une stèle ou une statue qu’accompagne une inscription dont la lecture évoque l’absent, fait résonner aux oreilles des vivants les qualités du défunt. L’image, conçue comme un double, signifiant l’irrémédiable absence de celui qu’elle représente, apparaît ainsi comme un objet de mémoire.

Images et cités

La dimension religieuse est omniprésente dans la culture antique; toutefois, certains usages de l’image sont moins exclusivement liés aux pratiques religieuses que ceux que l’on vient d’évoquer. Ainsi en est-il de la glyptique ; les pierres gravées, souvent montées en bagues, portent un sujet de dimensions réduites et fonctionnent comme des sceaux destinés à imprimer la marque de leur propriétaire; plus que des images, ce sont des signes. De même les boucliers des guerriers portent des emblèmes qui ont pour objet soit de terrifier l’adversaire, comme dans le cas de la Gorgone, soit de qualifier le porteur du bouclier. Eschyle, dans Les Sept contre Thèbes , décrit longuement les boucliers des héros, et l’on a pu montrer le rôle de cette description dans le déroulement du texte tragique; elle n’en reste pas moins un riche témoignage des effets de sens que peuvent produire de telles images.

Dans les deux cas, pierre gravée ou bouclier, il s’agit par un signe spécifique d’individualiser un personnage aux yeux de la communauté. Il existe un système de signes analogue qui désigne la communauté entière et prend pour destinataire l’ensemble des autres cités: ce sont les marques monétaires. La monnaie apparaît en Grèce au milieu du VIIe siècle avant J.-C. et dès l’origine fait l’objet d’un marquage, d’abord par de simples poinçons, puis très tôt par des emblèmes – animaux, végétaux, figures anthropomorphes – qui ont pour fonction d’identifier la cité. Le rapport entre signe et identité est ici analogue à celui qu’établissent les épisèmes des boucliers, mais il s’applique à la cité entière, souvent sous le contrôle des dieux. Ainsi frappe-t-on des monnaies où figurent soit la divinité poliade – Athéna à Athènes, par exemple –, soit le héros fondateur – ainsi Taras à Tarente. Un tétradrachme de Sélinonte montre une personnification du fleuve local tenant un rameau, faisant une libation sur l’autel des dieux; derrière lui, sur une base, la statue d’un taureau qui rappelle le sacrifice offert aux dieux; au-dessus, dans le champ, une feuille de persil dont le nom grec, selinon , évoque en un jeu de mot visuel celui de la cité émettrice, Sélinonte. On voit la richesse et la complexité d’un tel système de représentation; la surface minuscule de la pièce d’argent parvient à évoquer les rites en l’honneur des dieux, le sanctuaire qui leur est consacré, le fleuve local qui les honore et le nom même de la cité.

L’histoire de ce qu’il faudrait appeler l’usage civique des images nous échappe largement; mais quelques œuvres, par leur célébrité, indiquent l’importance de cet aspect. En 514 avant J.-C., Hipparque, membre de la famille du tyran Hippias, est assassiné par deux citoyens d’Athènes, Harmodios et Aristogiton. Il s’agit probablement d’un simple règlement de comptes entre rivaux, mais après 510 et l’expulsion des tyrans, l’événement prend aux yeux de la démocratie valeur d’acte symbolique. Un groupe statuaire en bronze est érigé sur l’Agora d’Athènes, la place publique, centre politique de la cité. Le choix du lieu est révélateur; la statue n’est pas consacrée sur l’Acropole où se tiennent les dieux, elle est placée sous les yeux des citoyens, près du portique de Zeus Libérateur, dans un sanctuaire public et essentiellement politique. L’image de ceux qu’on appellera les tyrannoctones constitue une figure exemplaire pour la démocratie nouvellement rétablie. Lorsque les Perses ravagent Athènes en 480, ils s’emparent de ce groupe; la cité le remplace aussitôt, dès 477, par une nouvelle sculpture. La manipulation symbolique par laquelle Athènes se construit une mémoire historique passe, au-delà du discours, par une pratique nouvelle de l’image. La statue dressée sur l’Agora n’est pas un kouros archaïque, immobile; c’est un groupe en action. Un groupe qui ne cherche pas à être un «portrait» des deux héros, dont il restituerait la physionomie, mais qui représente le moment où l’on va frapper Hipparque. C’est avant tout le geste libérateur qui est mis en évidence, non la ressemblance avec le modèle; la statue imprime dans la mémoire visuelle des Athéniens l’image de l’acte héroïque qu’elle commémore. En ce sens elle peut être considérée comme une des premières images politiques.

De la même façon l’ensemble des panneaux qui décorent le portique des Peintures (Stoa Poikilè ) sur l’Agora d’Athènes constitue un véritable programme iconographique à la gloire de la cité. Il est difficile de l’analyser avec précision, car les descriptions antiques qui nous sont parvenues sont incomplètes; mais la présence de certains sujets est assurée, et leur rapprochement significatif. On mentionne en effet un grand tableau mythologique – une Prise de Troie (Ilioupersis ) – due à Polygnote de Thasos qui, ayant refusé d’être payé pour cette œuvre, fut fait citoyen d’Athènes. À proximité, on pouvait voir deux œuvres de Mikon: un Combat de Thésée contre les Amazones et La Bataille de Marathon . La mise en parallèle de ces deux scènes montre clairement comment le passé récent d’Athènes, la victoire contre les Perses, est projeté dans un temps mythique où les Grecs repoussent l’invasion des Amazones. Ce qui pourrait être considéré à nos yeux modernes comme une peinture historique relève du même point de vue que celui des oraisons funèbres officielles: les citoyens morts à la guerre sont semblables aux compagnons de Thésée. L’image permet l’homologie entre les combats exemplaires des premiers temps d’Athènes et les batailles les plus récentes; il ne s’agit pas simplement de commémorer les combattants de Marathon, mais de leur donner un statut de héros mythiques. On en voudra pour preuve une anecdote – probablement apocryphe mais révélatrice: Cimon, fils du vainqueur de Marathon, Miltiade, aurait souhaité que le nom de son père figurât sur le tableau, à la manière archaïque, près du personnage qui haranguait les Athéniens; l’assemblée repoussa cette demande; il aurait alors suggéré qu’au moins le personnage fût ressemblant, ce qui fut également refusé; seule la place de Miltiade, donnant le signal du combat, permettait de l’identifier. On raconte également que Mikon fut frappé d’une amende pour avoir fait les Perses plus grands que les Grecs sur ce tableau; preuve que l’image était perçue par les Athéniens comme une autocélébration collective dans laquelle les recherches plastiques de l’artiste semblaient incompatibles avec la valeur symbolique de l’image. La Bataille de Marathon n’est pas un tableau d’histoire à la gloire d’un individu; le « portrait » n’est pas fait pour être ressemblant. La fonction première du tableau de Mikon n’est pas de créer un nouvel espace pictural mais de mettre la cité tout entière, et non un individu particulier, au rang des héros du passé.

Très vite cependant cette pratique va se transformer. Le portrait mimétique, ressemblant, se développe au IVe siècle avant J.-C. Sous Alexandre le Grand, qui confia le monopole de ses portraits au peintre Apelle et au sculpteur Lysippe, s’assurant ainsi le contrôle de son image publique, le monnayage, reprenant le modèle des monarchies proche-orientales, diffuse largement l’effigie du souverain. On voit aussi se développer la pratique de la statue-portrait: imaginaire, comme celle d’Homère, ou plus directement inspirée par le modèle, l’image des grands hommes est installée dans l’espace public comme un exemple proposé à l’admiration et à la remémoration des passants. Ainsi l’orateur Lycurgue, en 340, dresse au théâtre de Dionysos les trois statues d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide, consacrant les trois auteurs qui forment pour nous le canon du théâtre grec; ainsi les Athéniens, vers 330, commandent une statue de Socrate à Lysippe, comme pour effacer la condamnation de 399, et l’érigent à l’entrée du Pompéion où se rassemblent les grandes processions civiques. Progressivement, la valeur culturelle et morale de l’image s’impose dans la conscience visuelle grecque.

Les vases: des funérailles au banquet

De la production figurée des anciens Grecs, nous sommes loin de tout connaître; les peintures ont disparu, mais aussi quantité d’objets de bois, d’osier, de tissus, toile de Pénélope à jamais défaite pour nous. Le hasard des fouilles, la conservation des objets dans les tombes nous ont cependant transmis un nombre considérable de vases peints, ornés de figures variées qui constituent un riche répertoire iconographique. Produits pour l’essentiel à Athènes aux VIe et Ve siècles avant J.-C., ils constituent une classe à part dans l’ensemble des images grecques; créations modestes, dues à des artisans qui ne signent pas souvent leurs œuvres, ils circulent dans un espace privé, objets courants de la vie domestique.

L’usage de ces vases permet souvent d’en comprendre le décor. Certains ont une fonction strictement rituelle. On les utilise pour transporter l’eau lustrale nécessaire aux cérémonies du mariage ou des funérailles, et leur décor présente souvent ces moments rituels, ou leur transposition mythologique. Si l’on veut saisir pleinement la fonction des premières images peintes sur vase, au VIIIe siècle avant J.-C., il ne faut pas les dissocier du support sur lequel elles figurent. Les grands vases géométriques, premiers témoins d’une nouvelle tradition figurative, sont en effet placés sur la tombe des défunts et jouent le rôle d’un marqueur, d’un sêma , qui localise l’emplacement de la sépulture. De ce point de vue le vase est l’équivalent ou le complément de la stèle. Le décor géométrique dont il est orné a très souvent pour thème le rituel funéraire : exposition du mort entouré de pleureuses ou convoi funèbre. L’image s’intéresse donc dès l’origine à la mise en scène du traitement rituel du corps du défunt et vient s’insérer dans le dispositif de commémoration du mort. À la différence de la statue, ce n’est pas le mort en lui-même qui est mis en avant mais le rapport entre vivants et morts, dans le rituel. À l’époque classique, d’autres types d’images se développent dans ce contexte. D’une part des plaques peintes (pinakes ) représentant le rituel funéraire; ce ne sont plus des vases mais des panneaux plats en terre cuite; l’image acquiert une sorte d’autonomie par rapport au vase dont elle se détache, se rapprochant de ce qui est pour nous un tableau; on la fixe, en tant qu’image, sur la tombe. Parallèlement, toute une série de petits vases à parfums, des lécythes, sont déposés comme offrande, sur la sépulture; or ils sont très fréquemment décorés de thèmes funéraires, soit les préparatifs d’une visite à la tombe, soit la visite elle-même, et le dépôt des offrandes au pied de la stèle. L’image représente le rituel commémoratif; non pas l’ensevelissement, mais le moment où les vivants viennent entretenir le mort. Souvent ces images représentent le défunt à côté de sa propre stèle, et les vivants qui le côtoient; les archéologues ont parfois beaucoup de mal à distinguer les vivants du mort. C’est que précisément l’image ne cherche pas à les distinguer, mais bien au contraire à les mettre en scène sur le même plan, comme pour abolir la distance qui les sépare. L’image, par son pouvoir d’illusion, met en présence ceux qui sont irrémédiablement désunis. L’importance de l’image dans les pratiques funéraires et la place des vases aux origines de la figuration ne surprennent donc pas; l’image est à la fois un moyen de rendre présent l’absent, de conjoindre deux plans distincts de la réalité, le monde des vivants et celui des morts, afin de perpétuer en les représentant les rituels qui organisent les rapports entre ces deux mondes. Par ce dernier aspect, l’imagerie des lécythes prend un caractère réflexif très marqué; le vase met en scène son propre usage.

Il en va de même, mais de manière moins systématique, pour les vases du banquet. L’usage grec veut que l’on boive ensemble – c’est le sens du terme symposion –, allongés sur des lits, dans une salle de modestes dimensions; chacun doit être à portée de voix et de regard des autres. Après avoir mélangé vin et eau, on distribue à la ronde, de manière égale, le breuvage divin. D’où la nécessité d’une vaisselle complexe et diversifiée: vases à contenir, à mélanger, à puiser et à verser, vases à boire enfin. La plupart de ces poteries sont décorées de figures humaines ou divines. Dans bien des cas, il s’agit d’évoquer le banquet lui-même et le cortège des buveurs – comos –, ou le dieu qui a fait don du vin aux hommes, Dionysos, et son cortège mythique de satyres et de ménades. Le répertoire figuré fonctionne alors comme un miroir tendu aux buveurs; dans le vin, c’est leur propre activité ou sa transposition mythique qu’ils contemplent.

L’imagerie des vases cependant ne se limite pas à cet aspect réflexif. Négligeant la représentation du paysage ou des objets pris isolément et en eux-mêmes, les peintres de vases se sont avant tout consacrés à la figure humaine, en particulier à l’activité des jeunes athlètes, sous le regard des adultes. Beaucoup de vases représentent des scènes de palestre, d’entraînement athlétique, occasion renouvelée de mettre en valeur la beauté du corps humain sous sa forme idéalisée. Les inscriptions qui accompagnent fréquemment ces figures proclament la beauté de certains jeunes gens; l’écriture vient relayer la peinture pour renforcer cette volonté d’esthétisation du rapport entre jeunes et adultes. Platon rappelle la fascination que le jeune Charmide exerçait sur ses contemporains, «tous le regardaient comme une statue». Les vases participent de ce même esprit et traduisent à leur manière les valeurs esthétiques que les Grecs attachent au corps.

La céramique développe également un répertoire mythologique riche et varié dont la présence au banquet ne saurait surprendre. De même que l’on récite ensemble bien des poèmes qui racontent les aventures divines et héroïques, de même les images en proposent aux buveurs des épisodes nombreux. La mémoire poétique collective trouve dans l’imagerie un relais qui la maintient toujours active; si le sage Xénophane, dans sa description du banquet idéal, souhaite que l’on n’ait pour les dieux que des paroles pieuses et que l’on évite de chanter leurs batailles, il faut bien penser qu’en fait de tels thèmes revenaient souvent aux banquets d’Athènes, et que les nombreuses gigantomachies qui figurent aux flancs des vases avaient du sens pour les buveurs qui les contemplaient. Les images bien particulières, presque exceptionnelles pour nous, que sont les images peintes sur les vases se présentent sous un double aspect: soit comme un miroir idéalisant, qui esthétise la société représentée, ne retenant que ce qui paraît bon ou beau à montrer, soit comme un support de mémoire, permettant de mettre en œuvre les récits oraux de la mythologie. La double fonction de l’image, esthétique et mémorielle, se retrouve ainsi au cœur de l’imagerie des vases.

Regards sur l’image

Au-delà de cet inventaire rapide des formes d’images et des objets qui les véhiculent, on voudrait pouvoir analyser le regard que les Grecs portent sur ces images. Une telle enquête n’est pas aisée; on entrevoit au détour de certains textes la réaction d’un personnage devant une œuvre d’art. Ainsi les suivantes de Créuse, dans l’Ion d’Euripide, découvrent les sculptures du temple d’Apollon à Delphes et «admirent le divin sanctuaire». Bien sûr, dans cette tragédie, l’image joue un rôle fonctionnel, faisant écho aux développements de la pièce; mais l’admiration des femmes devant cette profusion d’œuvres d’art où le regard se perd semble bien répondre au but que les artistes se donnent: pour manifester l’éclat divin, la richesse des matières employées et l’habileté des artisans sont indispensables. Les œuvres les plus réussies passent même pour divines, dignes d’être attribuées à Athéna en personne. Éblouissement, admiration souvent fondée sur le plaisir esthétique que crée l’illusion; telles sont les réactions les plus fréquemment notées. Ainsi les deux femmes qui découvrent les peintures du temple d’Asclépios à Cos (Hérondas, Mime IV ) s’extasient sur leur pouvoir illusionniste: on croirait des figures vivantes. Dès le IVe siècle, en effet, le critère qui prévaut en peinture est celui de la «vérité» qu’exprime l’œuvre d’art; elle doit créer un effet de ressemblance tel que les oiseaux s’y laissent prendre, comme le rappelle une anecdote de la vie de Zeuxis. Vérité illusoire, dénoncée par Platon qui, à contre-courant de son temps, refuse le monde du faux-semblant où la peinture imite un monde sensible qui n’est lui-même qu’apparence.

Mais Platon reste isolé. Loin de condamner les images, le monde grec les a multipliées. Peintures, vases ou statues ont été largement diffusés et imités par le monde étrusque puis romain, premiers maillons d’une longue chaîne de réinterprétations qui traverse l’histoire de l’Occident, de l’Antiquité à nos jours.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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